Épilogue
Aujourd’hui aussi, je me suis connecté à Internet et j’ai visité le site de l’émission qui s’occupe des personnes disparues. Ma fiche est toujours dans les cas « urgents », bien que ça fasse plus d’un an que je suis sorti de chez moi de nuit et que je n’y ai plus remis les pieds. Les journaux se sont occupés longuement de mon cas. Ils sont presque tous convaincus que je me suis suicidé parce que j’ai tout laissé en l’état : l’appartement, le magasin, la voiture et même le garage où je gardais les souvenirs de ma vie d’avant. Presotto, toujours lui, a émis l’hypothèse du sentiment de culpabilité pour avoir aidé Beggiato à sortir de prison. En réalité, je suis bien vivant et le choix de m’en aller, je l’ai mûrement réfléchi.
La mort de la veuve Mandruzzato m’avait obligé à récupérer le sac avec l’argent et le passeport dans sa cave. Je l’avais gardé une semaine sous mon lit avant de me décider à l’ouvrir. J’avais étalé les dollars sur la couette et feuilleté le faux passeport au nom de Pietro Andréa Bertorelli. Il ne manquait que la photo. Dans une poche latérale, j’avais trouvé un timbre sec qui devait servir à authentifier la photo. Je me mis à compter l’argent. Beggiato n’aurait jamais réussi à tout dépenser même en y mettant du sien. Il y en avait suffisamment pour toute une vie. Je remis le sac sous le lit. Toutes les nuits, avant de me coucher, je regardais dessous pour voir s’il y était toujours. Pendant cette période, ma vie solitaire fut interrompue par l’arrivée d’une lettre. Une enveloppe jaune capitonnée de moyen format. L’expéditeur était une certaine Gianna Tormene. Elle contenait deux photos. Celles d’une femme assise sur un banc dans un parc, souriant à l’objectif. C’était Clara, mais j’avais mis un bon moment avant de la reconnaître. Depuis trop d’années son visage, même dans mes rêves les plus doux, était celui que j’avais vu à l’hôpital quand elle agonisait. Dans le mot d’accompagnement, la femme expliquait qu’elle était la mère d’un camarade d’école d’Enrico. Un jour, Clara et elle s’étaient retrouvées au parc avec les enfants et elle avait pris cette photo par jeu. Elle s’excusait de ne pas en avoir d’Enrico mais lui et son fils à elle s’étaient mis à courir sur les pelouses et au moment où elle avait pris les photos, ils étaient trop loin. C’est mon avocat, de la famille duquel elle était une amie, qui lui avait procuré mon adresse. Elle s’était décidée à me les envoyer, bien qu’avec beaucoup d’années de retard, pensant que ça me ferait plaisir. Je les mis dans un cadre, en posai une sur ma table de nuit et l’autre dans le salon. Mais j’évitai de les regarder. Cette femme n’était plus ma Clara.
Petit à petit, tout m’était devenu insupportable. L’appartement, la boutique, le cimetière, les plats du traiteur, le vin en pack, les jeux télévisés. J’allais de plus en plus mal. L’obscurité qui enveloppait mon esprit était déchirée par des éclairs de lucidité ; le sang de Siviero et de sa femme devenait de plus en plus rouge. Valiani et Beggiato étaient désormais des pensées fixes, difficiles à chasser. Parfois, j’avais du mal à respirer et j’étais pris par de vraies crises de panique. Craignant de ne plus pouvoir me contrôler, j’allai même chez un spécialiste. Je fus très attentif à lui décrire mes symptômes mais aussi à lui cacher la vérité sur ce qui se passait véritablement dans ma tête. D’ailleurs, mon histoire était plus que suffisante pour le convaincre que j’étais malade. Il me prescrivit une série de cachets et je me sentis tout de suite mieux. Beaucoup mieux. Je repris des forces même si ma vie continuait d’être insupportable. Tout l’était, y compris le psy. Des discussions inutiles et ennuyeuses. Un jour, pendant la pause du déjeuner, j’allai chez le photographe de l’hypermarché. Le soir, chez moi, je collai une des quatre photos d’identité sur le passeport ainsi que le timbre.
— Je m’appelle Pietro Andréa Bertorelli, me dis-je à haute voix devant la glace.
Une fois, deux fois, trois fois, vingt fois de suite.
Je me mis à sortir avec ce passeport en poche. J’en pouvais plus d’être Silvano Contin. Un dimanche, je tombai sur une émission de voyages à la télé. Le reste, ce ne fut qu’une succession de pensées et d’actions.
À présent, je vis à Fort-de-France en Martinique et je suis M. Pietro Andréa Bertorelli. L’obscurité enveloppe encore mon esprit et le passé continue de me poursuivre, mais au moins je suis un peu plus serein et un peu plus lucide. Je prends toujours des cachets et ça me fait du bien. Ça me permet de vivre sans me précipiter dans l’abîme de la folie. Je dois juste faire attention à ne pas prendre d’alcool avec, ça pourrait altérer l’équilibre chimique qui gouverne mon esprit. C’est pas non plus un très gros sacrifice. Les Antilles françaises sont connues pour le rhum mais je préfère les bananes flambées aux liqueurs. Ici, je ne suis plus l’homme dont on a tué la femme et l’enfant, et j’arrive à regarder autour de moi sans avoir peur d’être reconnu. J’observe les fleurs et les couleurs voyantes des robes légères des jeunes femmes. Du balcon de mon nouvel appartement, je regarde le coucher de soleil sur la mer. Ça ne me procure aucune émotion mais seulement de l’intérêt. Aujourd’hui, je suis parfaitement conscient que j’ai tué deux personnes. J’aurais pu ne pas le faire. Mais c’était mon droit le plus strict de choisir si je devais pardonner ou pas. Et je n’ai pardonné à personne. Pas même à Beggiato. Il a cru m’offrir une nouvelle chance dans la vie en m’évitant la prison. Il pensait sans doute avoir fait un geste noble et avoir réparé. Comment pouvait-il l’imaginer ?